lundi 18 octobre 2010

Les écritures qui révèlent ces dames



Les 13 et 14 octobre 2010, s’est tenu à Strasbourg un colloque sur le thème « Les écritures qui révèlent ces dames », à l'initiative du Groupe d'études orientales (GEO) de l'Université de Strasbourg, le deuxième d’une série de cinq rencontres sur les problématiques du genre. Marie Bizais, Maître de conférences au département d'études chinoises de l'Université de Strasbourg, organisatrice de cette manifestation, a réuni pour l’occasion des spécialistes de plusieurs aires culturelles, du pourtour méditerranéen jusqu'à l'Extrême-Orient, afin de présenter et débattre d’une sélection de textes dédiés à la femme ou empruntant une voix féminine.

L’objet de ce billet est de récapituler, de façon succincte, les thèmes développés par les différents intervenants. Pour des raisons pratiques, nous passerons tout d’abord en revue les communications relatives aux champs culturels non chinois, avant d'en arriver aux textes relevant de la culture chinoise.

Naoum Abi-Rached nous a fait découvrir « la poésie de Qabbâni au féminin arabe », à travers, notamment, une poésie dans laquelle Nizar Qabbâni pleure son épouse Balkis, disparue dans un attentat contre l'ambassade d'Irak à Beyrouth en 1981, poème au sein duquel la femme et le verbe du poète sont intimement liés, et où l'image de la femme s'estompe peu à peu au profit du poème : « Elle est le plus beau texte des œuvres de l’amour », confie-t-il, avant d’ajouter qu’en l'assassinant, on a assassiné son poème. « L’objectif de ta mort est d’assassiner mon verbe. » Composition poétique revêtant une forme d’une grande originalité, correspondant à la volonté de l’auteur de ne pas se réduire à l’imitation, poème dans lequel il compare d’ailleurs la beauté de sa femme à celle d'une girafe, analogie peu ordinaire qui a permis aux intervenants de souligner combien les images vantant la beauté de la femme variait selon les cultures, l'écriture arabe comparant volontiers la femme à la gazelle, au chameau à poil blanc, ou encore au palmier, comme nous avons pu l'entendre lors des communications suivantes.

Edgard Weber a pour sa part évoqué la poésie arabe pré-islamique dans un exposé consacré aux mu’allaqât, considérés comme le fleuron de la poésie arabe primitive. Il s’est attaché à recenser les manières dont la femme y était évoquée par les sept poètes de sexe masculin, en relation avec chacun des cinq sens, constatant que l'ouïe n'était en aucun cas mise en relation avec une éventuelle parole féminine, le sens de l’audition du poète étant seulement stimulé par le cliquetis des bracelets que la femme porte aux chevilles, ainsi que l’a remarqué Marie Bizais lors des échanges qui ont suivi la présentation, donnant lieu à une réflexion interculturelle sur les ressorts d’une expression féminine réduite culturellement au mutisme. Muriel Finetin a suggéré que la femme dont la parole était jugée sans valeur n'avait guère d’autre choix que de se faire entendre par les accessoires qu’elle portait, ceux-ci devenant les éléments signifiants d’un langage du corps ; François Martin a poursuivi dans ce sens en évoquant le cliquetis des longues boucles d’oreilles des femmes chinoises, tandis que Guillaume Ducoeur soulignait également l’importance du mouvement de la femme, en particulier de la danse.

Laurence Denooz nous a présenté plusieurs voix féminines arabes contemporaines majeures autour du thème « De l’altération de soi à la construction identitaire autour du corps féminin », voix représentatives d’une subculture qui, entre féminisme contestataire et affirmation de l'identité, s'inscrivent dans un processus de révolte contre la culture masculine dominante, laquelle limite la femme au rôle de reproduction et lui interdit le plaisir, à travers des pratiques asservissantes, violentes et dégradantes, qui ne sont aucunement inscrites dans l’Islam. Écriture brutale décrivant des cas réels, à peine romancés, d’excision et de viol conjugal : « Égorge ton chat lors de la nuit de noces », conseille-t-on par exemple à un jeune marié en évoquant la défloration de l’épouse, témoignage d’une violence invasive et destructrice. D'autres œuvres féminines, parmi les plus récentes, réclament la liberté de disposer de son propre corps en affichant une scandaleuse indécence, moyen de revendication de l’identité personnelle, dans un mouvement de provocation permettant une émancipation progressive. Mais l’interdiction des œuvres dans les pays concernés et les différences de préoccupations entre peuple et intellectuelles revendicatrices mettent en évidence le problème de la réception de l’œuvre.

De son côté, Michael Meylac a parlé de l’amour courtois, le fin' amor occitan des troubadours dans la culture médiévale, mettant l’accent sur un amour idéal, plus important que le royaume, se manifestant dans une perfection poétique soumise aux exigences d'un schéma métrique contraignant, donnant lieu à une poésie fermée d’interprétation difficile, associant érotisme et spiritualité, en émancipant l'amour du rôle de procréation auquel l'Église le cantonnait. Les débats qui ont suivi ont soulevé la question de l’étymologie du mot "troubadour" (de l'occitan trobador, trouveur), dont on a longtemps pensé qu’il venait du latin tropare (trouver, inventer), mais qui pourrait aussi avoir une origine arabo-andalouse, en dérivant du mot arabe tarab (émotion esthétique), associé au suffixe espagnol -dor, ainsi que l’a rappelé Edgard Weber.

David Banon, après être revenu sur la naissance de l'hébreu moderne, a illustré quant à lui « la contribution des sépharades à la littérature israélienne : l’apport des femmes », en s’appuyant sur un roman et un recueil de poésies écrits par deux auteurs féminins, deux œuvres témoignant des difficultés d’adaptation de la communauté juive marocaine en Israël, la première à travers le récit d’une Sépharade née au cœur des terres rouges du sud du Maroc dont elle portera toujours en elle la nostalgie ; la seconde à travers des poésies écrites soit en hébreu soit en ladino, entre amour des origines et volonté d'intégration, citant notamment un texte dans lequel la poétesse substitue à l’image de violence que contient l’expression péjorative par laquelle les Ashkénazes qualifient les Sépharades de « Marocains au couteau », où le couteau est une arme, celle d'un couteau à beurre et à miel.

Le sanskritiste Guillaume Ducoeur a pour sa part abordé le sujet « femme et samsâra dans la Centurie de l'amour (Çringâraçataka) de Bhartrihari », les trois Centuries de Bhartrihari étant le second ouvrage le plus traduit de la littérature indienne, après la Bhagavadgītā. La Centurie de l’amour prône l'ascétisme, en mettant en lumière les tourments de l’homme qui doit choisir entre le bonheur du renoncement et les appâts féminins, alors que rien n’est plus inconstant que l’amour. L’âme de l’homme cherche l’union fusionnelle soit avec celle de la femme, soit avec celle de la Divinité, mais seul l’ascétisme permet, en renonçant aux mondanités et en maîtrisant ses désirs, de sortir du cycle des transmigrations. Or la femme est celle qui retient l’homme dans le désir et le plaisir des sens, elle est donc pour l’homme un poison, sauf s’il décide de rester dans le samsâra. Tel fut visiblement le choix de l’auteur.

Nicolas Zufferey, s'est penché quant à lui sur « l’écriture féminine dans la poésie chinoise de la dynastie Han (206 av. J.-C ? – 220 apr. J.C.) » et plus particulièrement sur la question de l'attribution des poèmes empruntant une voix féminine à des auteurs féminins, en rappelant que l’écriture féminine à cette époque est davantage le fait de poètes masculins (poèmes d’impersonation) que de femmes, lesquelles avaient peu accès à l’éducation et ne faisaient pas partie du Bureau de la Musique (yuèfǔ), le conservatoire officiel de la dynastie Han. Au moyen de trois poèmes illustrant le thème de la femme exilée chez les « barbares » et de la nostalgie du pays natal, ou celui de la complainte du gynécée, chantant par exemple la jalousie de l’épouse délaissée, ou la femme qui se languit de son mari parti au loin, Nicolas Zufferey a montré combien l'interprétation de ces textes est difficile, étant donné que le sens de certains passages est parfois moins important que leur musicalité, que peu de marqueurs du genre sont employés, que contrairement à la morale, les sentiments ne sont pas genrés dans la culture chinoise, les larmes ou le courage n’appartenant pas plus à la femme qu’à l’homme, et enfin, parce que le sujet de l’éloignement peut aussi bien évoquer la séparation de deux amis, l’éloignement entre un prince et un ministre ou entre un mari et sa femme, la distance entre les époux pouvant de surcroît servir de métaphore pour illustrer la désaffection du prince à l'égard d'un ministre, comme l’a souligné par ailleurs Marie Bizais. Il a également été rappelé que l'attribution des textes anciens à un auteur unique restait très incertaine, dans la mesure où ils furent généralement composés par strates, par des auteurs qui se succédèrent dans le temps.



Marie Bizais nous a présenté un autre exemple d’écriture poétique, datant de la dynastie des Jin occidentaux (265-316), dans laquelle des hommes empruntèrent une voix féminine, sous la forme de la correspondance fictive qu’échangèrent les frères Lu Ji (261-303) et Lu Yun (262-303) avec leurs épouses respectives, restées à Songjiang, tandis qu’ils étaient partis vivre à la capitale, Luoyang. La forme des poèmes et les distances importantes qui séparaient les époux plaident en faveur de l’hypothèse selon laquelle les réponses des épouses furent en réalité écrites par les frères Lu eux-mêmes. Il s'agit en effet vraisemblablement d'un jeu littéraire fondé sur un travail de versification, rappelant la correspondance qu'échangèrent Qin Jia et son épouse Xu Shu, sous la dynastie des Han orientaux (25-220). Dans l’un des poèmes attribué à la femme de Lu Yun, celle-ci réagit aux compliments de son époux comme si elle ne méritait pas un tel épanchement amoureux et exprime sa jalousie à l'égard des attraits des danseuses de la Cour, qui sont certainement bien plus attirantes qu'elles !

François Martin nous a conviés pour sa part à le rejoindre un peu plus tard, sous la dynastie Liang (502-557) en nous intéressant à « la préface des Nouveaux chants des terrasses de Jade et à sa ( ?) destinataire ». L’anthologie du Yutai xinyong, compilée en 534 sous l’ordre du prince Xiao Gang, présente l'originalité de ne pas rechercher une littérature noble, se proposant au contraire comme un modèle de poésie légère, exclusivement consacrée à l’amour, véritable plaidoyer pour une littérature d’agrément, pour le plaisir et l'art pour l'art, conception nouvelle dans la théorie littéraire chinoise, à laquelle s’opposait le père de Xiao Gang, l’empereur Wudi. Xu Ling souligne dans sa préface la beauté des femmes du gynécée, mais aussi leur désoeuvrement, et le fait que, sitôt enceintes, elles tombaient en disgrâce et étaient remplacées par une nouvelle favorite. Il présente sa compilation de poèmes galants comme des oeuvres dont ces femmes pourront s'inspirer pour composer, trompant ainsi agréablement l’ennui. On a pensé que l'impératrice Xu, (dont on raconte qu’elle buvait et était jalouse au point qu’elle aurait empoisonné une concubine de l’empereur, qui la condamna à se suicider, réalité sordide contrastant avec la beauté du gynécée dépeinte dans la préface), était peut-être la destinataire de ce recueil, cependant il est tout à fait possible que celui-ci ne chante pas seulement une femme, mais « la » femme. L’impératrice Xiao, épouse de l’empereur Yang des Sui, composa à son tour un fu dans lequel elle exprimait son mécontentement d’être délaissée par son mari, en utilisant le même contrepoint tonal que celui de cette préface, ce qui atteste de sa connaissance du texte dont elle rejette, non le style, mais l'image soumise qu’il donne des femmes, leur claustration dans des chambres dorées qui ne lui inspirent que le mépris. Il s'agit du seul témoignage de la réception de l'oeuvre par une femme dont nous ayons connaissance.

Vincent Durand-Dastès a choisi d’évoquer des textes adressés à des femmes disciples du taoïsme, dont non seulement la beauté mais aussi la physiologie (les écoulements des menstrues, de l’enfantement, etc.) constituent un obstacle sur la voie du Tao. On retrouve ici l’impureté de la femme propre au bouddhisme, que la religion chinoise a intégré, impureté qui la condamne à ne pouvoir atteindre l'immortalité, à moins de donations aux temples lui permettant de bénéficier d’intercesseurs religieux. Le taoïsme propose heureusement une technique, appelée « décapiter le dragon rouge », visant à contrôler les écoulements féminins, tandis que ce contrôle s’exerce chez l’homme vis-à-vis de son essence séminale. La femme étant accusée de détourner les hommes de la maîtrise de leurs désirs, doit éviter la fréquentation des lieux offrant une promiscuité dangereuse et veiller à ne pas exposer son corps. Vincent Durand-Dastès nous a régalés d'extraits savoureux, parmi lesquels la saisissante histoire de Sun bu'er, « Sun la non duelle », une disciple taoïste qui vécut au XIIe siècle : ne voulant pas embrasser la voie des véhicules inférieurs, elle fit preuve d’un renoncement exemplaire – dont ces lignes ne trahiront rien –, qui lui permit d’accéder au véhicule supérieur.

De retour à l’époque contemporaine, Muriel Finetin a quant à elle présenté les měinǚ zuòjiā, ces « belles écrivaines » chinoises qui se sont attiré les foudres des critiques et de la censure après avoir envahi toute la sphère publique, en affichant dans leurs récits ou sur leurs blogs des personnages féminins qui se mettent à nu jusqu’à la limite de l’écorchement, en faisant voler en éclat la conception traditionnelle de la féminité, caractérisée par le silence, la pudeur et la soumission. Recourant à des images et un langage crus, ces écrivaines et blogueuses ont employé une écriture du corps qui est celle de l’intimité et du désir féminins, de l’immédiateté et de la liberté individuelle, une écriture qui, au-delà d'une apparence narcissique, superficielle et décadente, est porteuse d'une quête d’identité et d’un questionnement profond sur le statut de la femme chinoise. Dans leurs oeuvres, les « belles écrivaines » rejettent la culture phallocratique et dénoncent l’assujettissement de la femme au désir masculin, en tentant, par la transgression sexuelle, de subvertir la conscience de soi imposée par l'ordre social établi, dans une économie de marché sexiste.

Marie Laureillard-Wendland, n’ayant pu prendre la parole lors de ce colloque, a confié à Marie Bizais le soin de lire à l’assistance un résumé de sa communication, intitulée « Une écriture féminine, féministe ou pour les femmes ? Hsia Yu, Ling Yu et la poésie taiwanaise contemporaine. » En se démarquant d’une image de la féminité associée à la joliesse et en adoptant un style très particulier, Ling Yu dénonce dans ses poèmes l'absurdité du monde contemporain, tout en rejetant le statut de féministe. Xia Yu, pour sa part, écrit des poèmes contestataires en utilisant la sexualité féminine comme moyen de subversion. L’écriture des deux poétesses taiwanaises est médiatrice avant tout de leur identité féminine.


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Cette brève présentation des sujets abordés lors de ce colloque ne saurait évidemment rendre compte de l’éloquence des intervenants, de l’étendue des savoirs qu’ils ont mobilisés, ni même de la portée de leurs réflexions, qui constituent la richesse irréductible de leurs exposés. C’est pourquoi, en attendant la publication prochaine de leurs communications, cet article n’a pas d’autre ambition que d'en conserver une mémoire nécessairement partielle et terriblement imparfaite, malgré l’enthousiasme sincère et toute la bonne volonté de son auteur.

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