mercredi 4 août 2010

Cyberculture et évolution de la langue chinoise

L'évolution récente de la langue chinoise doit beaucoup au développement rapide d'Internet. Ainsi, à mi-chemin entre le langage SMS et le détournement morphographique, un vocabulaire chinois juvenescent est apparu depuis peu, mélange de néologismes par télescopage, d'abréviations de l'anglais et du pinyin, ainsi que de jeux de mots basés sur l'homophonie, pour désigner d'une manière nouvelle objets et concepts préexistants ou poser un nom sur certains phénomènes sans précédent qui intéressent la sociologie, en relation avec le comportement cyberculturel des Chinois.

Voici donc un bref aperçu des formules à la page ces derniers temps dans le langage populaire (流行语 liúxíngyǔ), rebaptisé pluie d'étoiles filantes (星雨 liúxīng yǔ). Ça tombe bien, nous sommes au mois d'août : c'est bientôt la nuit des étoiles !

Aujourd'hui, les Chinois branchés (ou devrais-je dire connectés ?) n'écrivent pas (wǒ : je), mais (ǒu : ensemble), (sī : perso) ou (ǎn : régionalisme signifiant je / nous). Sur les forums et les chats chinois que je fréquente, j'avais effectivement remarqué beaucoup de et de employés pour "je", ce qui m'avait intriguée. D'autres formules introuvables dans mes dictionnaires de chinois m'ont bientôt convaincue que le moment était venu d'actualiser mes connaissances.


Lors de mes cyber-séjours en Chine, on m'appelle souvent MM, abréviation de l'écriture en pinyin de 妹妹 (mèimei : soeur cadette) ou de 美眉 (měiméi : littéralement, "jolis yeux", mais employé pour désigner une jeune fille ou une femme). Dans le même ordre d'idée, une JJ est une 姐 姐 (jiějie : soeur aînée) et un DD est un 弟弟 (dìdi : frère cadet). Je ne me formalise plus, maintenant, quand un GG, abréviation de 哥哥 (gēge : frère aîné) me gratifie d'un cordial 美女你好! (měinǚ nǐ hǎo : salut beauté !), en effet, c'est tout aussi habituel que de voir un GG se présenter, dans une salle de chat publique, torse nu devant sa webcam. Passé le premier instant de surprise, on remarque vite que même les internautes de sexe féminin (qui, elles, restent vêtues devant leur webcam) peuvent s'appeler entre elles 美女 sans qu'il faille y voir le moindre sous-entendu (du moins, je crois !).

Mademoiselle, si d'aventure on vous traite de PLMM ou de PPMM, pas de panique, ce n'est ni une insulte, ni une référence mathématique abstruse : il s'agit juste des abréviations de 漂亮美眉 et de 漂漂美眉 respectivement (piàoliang měiméi / piàopiào měiméi : jolie fille).


Entre étudiants, on s'interpelle au moyen des lettres TX, abréviation de 同学 (tóngxué : camarade d'étude), qui se décline aussi en chaussures d'enfant (童鞋, tóngxié, déformation de tóngxué). TX peut aussi être un raccourci pour 调戏 (tiáoxì), qui désigne le fait de prendre des libertés avec une femme, de l'outrager en l'agonissant d'obscénités. C'est également l'abréviation de 腾讯 (téng xùn : Tencent), la société grâce à laquelle nous pouvons échanger nos QQ ou 口口 (kǒukǒu), du nom de la plus célèbre messagerie instantanée de Chine, c'est-à-dire la TM (Tencent Messenger).

Pour parler de votre petit ami, vous gagnerez du temps en écrivant que vous avez un BF, abréviation de l'anglais boyfriend, et si vous avez une petite amie, c'est votre GF (girlfriend). Monsieur, êtes-vous un homme marié ? Dans l'affirmative, vous êtes alors le LG de votre LP (老公 et 老婆, lǎogōng et lǎopo, respectivement : mari et femme).

Quant au SL, c'est le contexte qui vous aidera à décider s'il s'agit d'un gros vicieux de cochon (色狼, sèláng) ou d'une borne de sauvegarde et de chargement (Save/Load) dans un jeu électronique ou en ligne ! Tandis que le cochon chinois est un loup aux appétits sexuels aiguisés, les canidés 犬科 (quǎn kē), sont quant à eux des chasseurs de MM qui sévissent sur les forums et dans les salles de chat. Le peuple des loups 狼族 (láng zú) se distingue des canidés dans la mesure où ses membres adoptent un comportement moins indécent que les précédents. Ils errent de-ci de-là en solitaires dans les forums et les chatrooms, et bien qu'ils apprécient les charmes des MM, contrairement aux canidés, ils ne les harcèlent pas comme des forcenés.


Le mot 恐龙 (kǒnglóng : dinosaure) désigne pour sa part de façon péjorative une demoiselle peu gâtée par la nature, l'équivalent du thon français, boudin ou cageot.

En ce qui concerne l'administrateur ou le modérateur d'un forum, il porte le nom de 版主 (bǎn zhǔ : directeur éditorial), également écrit 斑竹 (bānzhú : bambou tacheté) ou 板猪 (bǎn zhū : cochon du tableau), termes qui, par extension, s'emploient maintenant pour désigner tout responsable d'édition, même en dehors de la Toile.

Sachez encore que si vos exploits ou vos messages suscitent l'admiration, vous récolterez vraisemblablement un PF (佩服, pèifu : admirer). Vous-même, lorsque vous désirez manifester votre approbation, ne manquerez pas de vous exclamer 9494 (jiǔ sì ! jiǔ sì ! pour 就是! 就是! jiùshì ! jiùshì ! Exactement ! ). Et si vous voulez vous joindre à l'assentiment d'autrui, méfiez-vous à l'avenir lorsque vous écrirez "me too" à des Chinois car, de nos jours, me too est l'expression de 我吐 (wǒ tǔ : je crache). On risquerait de ne pas apprécier votre violine (酱紫, jiàngzǐ, couleur violine : expression en deux caractères née du télescopage de trois caractères, remplace “这样子 zhè yàngzi = cet air, ces manières).

Parmi les autres curiosités de la langue chinoise d'aujourd'hui, il y a aussi de grandes chances que vous croisiez une quantité non négligeable de poudre (fěn), issu du dialecte parlé au sud du Fujian, laquelle est employée en lieu et place de l'adverbe (hěn : très). Par ailleurs, (hán : froid) vous donnera froid dans le dos puisque, de nos jours, s'utilise pour exprimer 害怕 (hàipà : avoir peur).

Quelques autres barbarismes et néo-trivialités :

(biǎo) : néologisme par condensation de 不要 (bùyào : il ne faut pas) !

木有 (mù yǒu) : déclinaison phonétique de 没有 (méiyǒu : non, ne... pas), cette déformation trouve son origine dans la province du Shandong. 没有 peut également se raccourcir en (mǐ).

虾米 (xiāmi : petite crevette) : déformation de 什么 (shénme : quoi, ce que) qui vient du Sud du Fujian.

CJ : abréviation de 纯洁 (chúnjié : pur, honnête)

TMD : abréviation de 他妈的 ! (tāmāde : littéralement, "de sa mère". Interjection vulgaire, équivalent du "putain (de ta mère) !" français.)

TNND : abréviation de 他奶奶的 ! (tā nǎinai de ! "de sa grand-mère !" De la même trempe que la précédente.)

TYYD : abréviation de 他爷爷的 ! (tā yéye de ! "de son grand-père !" Idem.)

La liste de ces détournements linguistiques pourrait s'allonger encore considérablement mais je ne voudrais pas vous rebuter en vous confrontant sans ménagement à un trop grand nombre d'oiseaux végétaux (菜鸟 cài niǎo, expression employée pour désigner quelque chose que l'on ne comprend pas).

Il est donc temps de (shǎn : flash) = 离开 (líkāi : partir).

Avant de prendre congé, un 88 s'impose (八八, bā bā : huit huit) ou 白白 (báibái : en vain) qui permet de transcrire "bye bye" d'une façon plus tendance que 拜拜, tandis que 886 (八八六, bā bā liù : huit huit six) correspond soit à 拜拜流, soit à 拜拜了 et signifie plutôt adieu, alors qu'un simple 88 n'est qu'un au revoir.


P.S. : Si ce billet devait vous inspirer quelque commentaire, je me demande s'il tiendra davantage du PP ou du pmp... (PP : 批批 pī pī, poster un commentaire critique ; pmp : 拍马屁 pāi mǎpì, littéralement "donner une tape sur la croupe du cheval", flatter, caresser dans le sens du poil.)

dimanche 1 août 2010

Mieux vaut un repas sans viande qu'une maison sans bambous



可使食无肉,不可使居无竹;
无肉令人瘦,无竹令人俗。
人瘦尚可肥,俗士不可医;
傍人笑此言,似高还似痴。
若对此君仍大嚼,世间那有扬州鹤?

苏东坡 (Su Dongpo, 1037-1101)

Mieux vaut un repas sans viande qu'une maison sans bambous ;
Sans viande l'homme maigrit, sans bambous il devient vulgaire.
L'homme amaigri peut toujours regrossir, l'homme vulgaire est incurable ;
Le badaud qui rit à ces mots, il semble brillant tout d'abord, mais stupide après réflexion。
Si l'on continue à manger à pleine bouche devant cet homme de bien, serait-ce qu'il existe en ce monde une grue de Yangzhou ?

Su Dongpo

* * *

Quelques remarques à propos du dernier vers : 若对此君仍大嚼,世间那有扬州鹤?

此君 - Le bambou est tenu en si haute estime dans la culture chinoise qu'il n'est pas rare de le trouver personnifié. Les 3 autres végétaux personnifiant de même, la vertu, la droiture et la bienveillance caractéristiques de l'homme de bien (君子) sont le prunier (梅), l'orchidée (兰) et le chrysanthème (菊). D'après la Biographie de Wang Hui dans le Livre des Jin (《晋书•王徽之传》, Wang Hui, fils d'un célèbre calligraphe de la dynastie Jin, avait hérité de son père son goût pour l'art et sa passion du bambou. Alors qu'il résidait provisoirement loin de chez lui, il donna l'ordre de planter du bambou près de la demeure où il séjournait. 有人对他说:“你在这儿住不了几天,何必要种上竹子呢?”王徽之指着屋旁的竹子说:“何可一日无此君!”此后,“此君”就成了“竹子”的雅号。"Pourquoi faire planter du bambou alors que vous ne séjournez ici guère plus de quelques jours ?" lui demanda-t-on. Montrant le bambou près de la maison, Wang Hui répondit : "Comment passer un seul jour sans cet homme de bien ?" Depuis lors, "cet homme de bien" (“此君”) est le sobriquet par lequel on désigne le bambou.

扬州鹤 - On raconte qu'il y a bien longtemps, plusieurs hommes qui s'étaient réunis entreprirent d'exposer chacun ce à quoi il aspirait. L'un d'entre eux confia qu'il aspirait à devenir le gouverneur de Yangzhou ; un autre qu'il aimerait devenir riche ; un autre encore qu'il rêvait de chevaucher une grue à crête rouge et de traverser le ciel comme un être céleste ; le dernier déclara qu'il souhaitait, pour sa part, emporter avec lui d'énormes richesses et se rendre à Yangzhou en chevauchant une grue. (“ 愿腰缠十万贯,骑鹤上扬州。”) A lui tout seul, il désirait donc accomplir ce que souhaitaient tous les autres réunis. Depuis lors, on utilise l'expression "grue de Yangzhou" (扬州鹤) pour parler d'une aspiration déraisonnable et extravagante, ou pour désigner quelque chose qui correspond parfaitement à l'idéal d'une personne.

大嚼 - A noter également, une autre expression intéressante, mariant mastication à pleine bouche et idéaux : 过屠门而大嚼 (se nourrir d'illusions / se bercer d'illusions), littéralement entrer dans la boucherie et mâcher à pleine bouche (manger à pleine bouche). Se dit de celui qui nourrit des idéaux ou des désirs irréalistes, qui prend ses rêves pour des réalités.


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Qui peut réellement apprécier les bambous en mangeant de la viande goulûment ? demande Su Dongpo, grand amateur de bambous et de viande !

En effet, Su Dongpo aimait la viande au point qu'une recette à base de viande lui doit son nom (东坡肉, viande Dongpo - cliquez ici pour la recette et les explications en images). D'un autre côté, le grand poète appréciait également le bambou, dont le coeur vide représente la modestie (虚心) et qui symbolise par ailleurs l'homme vertueux (君子, l'homme de bien), de par sa flexibilité, sa constance et sa résistance (le bambou ne craint ni le gel, ni la neige, et reste luxuriant en toute saison.) Le bambou est ainsi un sujet de choix dans la poésie et la peinture ; indispensable au lettré, on le plantait près de la pièce où l'on se consacrait à l'étude et à la calligraphie. Il symbolise encore la culture livresque puisque les premiers livres étaient constitués de lattes de bambou reliées entre elles. Enfin, les jeunes pousses de bambou sont comestibles.
L'intérêt qu'offre le bambou prévaut donc, et de loin, sur celui de la viande !

Il faut être bien présomptueux pour manger de la viande alors que l'on a des bambous devant soi, car peut-on tout avoir ? N'est-il pas inconscient ou sot celui qui prétend être tout à la fois gouverneur de Yangzhou et un Immortel capable de traverser le ciel sur le dos d'une grue ? Et s'il faut choisir...
Vertu vaut mieux que richesse.